la grande illusion
préface de françois truffaut au "cinéromanphoto" paru chez BALLAND
La Grande Illusion est un des films les plus célèbres du monde, un des plus aimés; son succès a été immédiat dès 1937 et pourtant ce fut, pour Jean Renoir, l'un des plus difficiles à entreprendre, comme il le raconte lui-même dans son livre de souvenirs " Ma Vie et mes Films " : " L'histoire de mes démarches pour trouver la finance de la Grande Illusion pourrait faire le sujet d'un film. J'en ai trimballé le manuscrit pendant trois ans, visitant les bureaux de tous les producteurs français ou étrangers, conventionnels ou d'avant-garde. Sans l'intervention de Jean Gabin, aucun d'eux ne se serait risqué dans l'aventure. Il m'accompagna dans quantité de démarches. Il se trouva finalement un financier qui, impressionné par la confiance solide de Jean Gabin, accepta de produire le film ".
Si la Grande Illusion n'est pas un film autobiographique, ses racines le sont fortement car Jean Renoir, qui avait été blessé en 1915 lorsqu'il était chasseur alpin, fut amené ensuite à rejoindre une escadrille d'observation. Pourchassé en plein ciel au cours d'une mission par un avion allemand, le vieil appareil Caudron piloté par Jean Renoir fut sauvé in extremis par l'intervention d'un avion de chasse français aux commandes duquel se trouvait l'adjudant Pinsard. Dix-huit ans plus tard, Jean Renoir était à Martigues en train de tourner Toni quand le hasard le mit en présence de son sauveur. Le tournage de Toni étant perturbé par la présence d'un champ d'aviation dont le vacarme compromettait les prises de son du film, Jean Renoir fit une démarche auprès des autorités militaires et se retrouva ainsi en face de l'ancien adjudant devenu le général Pinsard " Lui et moi prîmes l'habitude de dîner ensemble chaque fois que nous étions libres. Pendant ces réunions, il me racontait ses aventures de guerre. Il avait été abattu sept fois par les Allemands. Les sept fois, il s'était arrangé pour atterrir sain et sauf. Les sept fois, il avait réussi à s'évader. L'histoire de ses évasions me sembla un bon tremplin pour un film d'aventures. Je pris note des détails qui me semblaient les plus typiques et rangeai ces feuillets dans mes cartons, avec l'intention d'en faire un film ".
Ensuite, Jean Renoir demanda à Charles Spaak de l'aider à établir un premier traitement de ce qui allait devenir la Grande Illusion mais, n'aimant guère rester inactif, il tourna d'abord le Crime de Monsieur Lange, la Vie est à nous, Partie de Campagne et Les Bas-Fonds (1936) qui marque sa première collaboration avec Jean Gabin, collaboration importante si l'on songe qu'elle se poursuivra avec la Grande Illusion (1937), la Bête Humaine (1938), French Cancan (1954).
Bien des gens se sont interrogés sur la signification du titre : la Grande Illusion que Renoir n'a donné à son film qu'après l'avoir tourné et pourtant il suffit de bien écouter les dernières phrases du dialogue, lorsque Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio) vont se séparer dans la neige à la frontière suisse :
Maréchal : Il faut bien qu'on la finisse cette putain de guerre... en espérant que c'est la dernière.
Rosenthal : Ah, tu te fais des illusions !
La Grande Illusion c'est donc l'idée que cette guerre est la dernière mais c'est aussi l'illusion de la vie, l'illusion que chacun se fait du rôle qu'il joue dans l'existence et je crois bien que La Grande Illusion aurait pu s'appeler La Règle du Jeu (et inversement), tant il est vrai que ces deux films, et bien d'autres de Jean Renoir, se réfèrent implicitement à cette phrase de Pascal qu'il aime à citer : " Ce qui intéresse le plus l'homme, c'est l'homme".
Si la carrière de Jean Renoir n'a pas toujours été facile, c'est que son travail a toujours privilégié les personnages par rapport aux situations dramatiques. Or, La Grande Illusion déroulant son action dans deux camps de prisonniers, la situation forte, toujours souhaitée par le public, était créée automatiquement : tout peut arriver dans un camp de prisonniers où même les menues actions de la vie quotidienne prennent l'intensité de péripéties exceptionnelles. Pour les mêmes raisons le public a accepté et apprécié dans La Grande Illusion bien des composantes du style de Jean Renoir qu'il avait refusées ou boudées dans des films précédents les changements de ton, le goût des généralités dans le dialogue, les paradoxes et surtout un sens très fort des aspects baroques de la vie quotidienne, ce que Jean Renoir appelle la "féérie de la réalité".
La cohabitation forcée qui est la base de la vie militaire et plus encore de la vie de prison, permet de faire ressortir les différences de classe, de race, de pensées et d'habitudes et, naturellement, Jean Renoir évolue dans ce décor comme un poisson dans l'eau. L'idée qu'il a si souvent exprimée que le monde se divise horizontalement et non verticalement, c'est-à-dire par affinités plutôt que par nationalités, fait son apparition dès le début du film lorsque Eric Von Stroheim dit à son prisonnier Pierre Fresnay : " J'ai connu un de Boeldieu, un comte de Boeldieu " et que Fresnay répond : " C'était mon cousin ". A partir de là, une complicité s'établit, on peut même dire une relation exceptionnelle qui nous permet d'affirmer que si le personnage de la paysanne allemande (interprétée par Dita Parlo), qui vivra une brève aventure avec Jean Gabin réfugié dans sa ferme, n'existait pas, il y aurait quand même une histoire d'amour dans la Grande Illusion. Tout au long du film, Stroheim, vieux combattant qui ressent sa condition de commandant de la citadelle comme aussi humiliante que celle de gardien de square, est plein d'amertume et de mépris pour le groupe de prisonniers français, sauf de Boeldieu. C'est à lui qu'il demande, un moment, de donner sa parole qu'il n'y a rien de caché dans la chambre. Fresnay donne sa parole, alors qu'il vient de dissimuler une corde mais à l'extérieur de la chambrée, le long de la gouttière. Puis il dit à Rauffenstein (Stroheim) : " Mais pourquoi ma parole plutôt que celle des autres ? ". Rauffenstein répond : " Hum ! La parole d'un Maréchal, d'un Rosenthal ? - Elle vaut la nôtre. - Peut-être ! ".
C'est probablement à cause de cette relation qui s'est établie en fonction de leur origine noble que Fresnay refusera de s'évader avec ses camarades, leur disant qu'ils ont davantage de chances à deux, mais cependant il les aidera dans leur tentative en créant une diversion à l'heure H. Au cours de cette scène où il est admirable et que Jean Cocteau a si bien décrite : " Vous verrez Fresnay incarnant le fils de famille, le pète-sec à l'âme haute, jouant de la flûte, en gants blancs, sous les projecteurs d'une forteresse allemande, comme un berger fantôme d'Antoine Watteau, afin de permettre de fuir à ses camarades ". C'est dans cette même scène qu'on verra Stroheim, bouleversé, s'adresser à Fresnay en anglais afin de n'être compris que de lui seul et le supplier de se rendre avant que lui, Stroheim, ne soit contraint de lui tirer dessus. Puis, lorsque Fresnay, atteint mortellement par le coup de revolver de Stroheim, cessera de vivre, nous verrons Stroheim couper avec des ciseaux la fleur de géranium sur le rebord de sa fenêtre, l'unique fleur de la forteresse. Voilà l'histoire d'amour qui court tout au long de La Grande Illusion, en pointillé, parallèlement à la chronique des relations entre Jean Gabin, Marcel Dalio et Carette qui représentent respectivement trois types de français : l'ingénieur venu du peuple, le juif de grande famille et l'acteur parigot. Tous ces personnages échappent, malgré ma description simplifiée, aux stéréotypes et sont filmés avec une grande réalité comme le souhaitait Jean Renoir : " Dans La Grande Illusion, j'étais encore très préoccupé de réalisme. Je suis allé jusqu'à demander à Gabin de porter ma propre tunique d'aviateur que j'avais gardée après avoir été démobilisé ". Mais, partant à la recherche de la vérité, Renoir saura tourner le dos à tous les poncifs des films de guerre.
Lorsque sur le point de s'évader Jean Gabin propose à Pierre Fresnay de se tutoyer, celui-ci lui fait comprendre que c'est absolument exclu : "Je dis vous à ma mère et vous à ma femme " et, un peu plus tard dans la neige, Jean Gabin, que nous avons toujours vu loyal et bien équilibré, s'emportant contre Dalio qui ne parvient plus à marcher lui dira dans la colère : "Tu es un colis, un boulet que je traîne au pied D'abord, j'ai jamais pu blairer les juifs, t'entends ? ". Fidèle à sa méthode, plus morale que psychologique, Jean Renoir conduit son film selon le principe de la balance, c'est-à-dire en ajoutant des poids successivement et alternativement sur chaque plateau de manière à révéler les êtres humains dans leurs profondeurs, de manière aussi à échapper au documentaire " le genre le plus faux du cinéma". Jean Renoir est un inventeur, André Bazin a su le voir et le décrire mieux que personne : " C'est en effet d'invention qu'il faut et le décrire mieux que personne : " C'est en effet d'invention qu'il faut parler ici et non d'une simple reproduction documentaire. L'exactitude du détail est chez Renoir autant le fait de l'imagination que l'observation de la réalité dont il sait toujours dégager le fait significatif mais non conventionnel " (Jean Renoir par André Bazin - Editions Champ Libre).
La Grande Illusion marque également le début de la collaboration de Jean Renoir avec Julien Carette qui sera en quelque sorte le Sganarelle de ce film et qui poursuivra la même composition à travers la Marseillaise, la Bête Humaine (aux côtés de Gabin) et surtout la Règle du Jeu (aux côtés du Dalio). Dans la façon dont Renoir utilise Carette, sa silhouette
blagueuse, bondissante, rusée et pleine de vitalité, il n'est pas difficile de reconnaître un hommage très précis à l'acteur que Jean Renoir a admiré le plus tout au long de sa carrière : Charlie Chaplin, oui Charlot, celui qui échappe à ses poursuivants par des glissades géniales ou par des ruses d'enfants, en se cachant par exemple derrière une grosse femme qu'il repoussera au moment opportun contre son adversaire. C'est aussi ce personnage de Carette, appelé simplement " L'Acteur " dans le scénario, qui permet à Renoir d'introduire dans la Grande Illusion comme dans tant de ses films, l'idée de spectacle. Si l'on considère que la Grande Illusion se divise en trois parties, il est bien net que la partie centrale est consacrée au spectacle, à la fête que les prisonniers vont donner. Tout d'abord, ils envisagent d'y renoncer en apprenant, pendant les répétitions, que les troupes allemande s ont pris Douaumont. Ils donnent quand même leur spectacle et c'est pendant la grande soirée où " l'acteur " se distingue que Jean Gabin demande le silence et annonce que les Français ont " repris Douaumont ". Ceci occasionne le plus beau moment du film, lorsqu'on voit alors un soldat anglais déguisé en "girl" ôter sa perruque, défaire la moitié de son corsage et entonner la Marseillaise. Cette initiative conduit Jean Gabin au cachot et lorsqu'il en ressortira, les Allemands auront à leur tour " repris Douaumont ". Le passage du temps, le côté interminable de cette guerre, sont ainsi admirablement suggérés par cet emplacement des événements particuliers et généraux.
On ne trouvera pas dans la Grande Illusion une seule remarque, un seul détail qui serait négatif ou péjoratif pour l'Allemagne, la guerre elle-même y est montrée sinon comme un des beaux-arts au moins comme un sport. A un personnage qui s'excuse en disant : " C'est la guerre ", de Boeldieu répond " Oui, mais on peut la faire poliment " et à Penelope Gilliatt qui le questionnait trente ans plus tard pour le New- Yorker, Jean Renoir devait répondre : " En faisant la Grande Illusion, j'étais contre la guerre mais pour l'uniforme ".
Jean Renoir est donc une intelligence libre, un esprit de tolérance et pourtant, malgré le très grand succès de la Grande Illusion, bien des censures s'exercèrent contre ce film. Projeté au Festival de Venise 1937, le jury n'osa pas lui décerner le Grand Prix (qui alla à Carnet de Bal de Duvivier) et inventa un prix de consolation. Quelques mois plus tard, Mussolini interdisait purement et simplement le film que Goebbels en Allemagne se contentera dans un premier temps d'amputer de toutes les scènes où le personnage de Dalio exprime la générosité juive. En France, par contre, lors de la reprise en 1946, le journaliste Georges Altman se déchaînera contre le film qu'il accusera d'antisémitisme. A cette époque de l'immédiate après-guerre, toutes les copies de la Grande Illusion qui circulent à travers le monde sont incomplètes, ici et là amputées de scènes différentes, et il faudra attendre 1958 pour que Jean Renoir puisse restaurer enfin la copie dans son intégralité. Les manieurs de ciseaux n'avaient pas su voir, contrairement à André Bazin que " le génie de Renoir, même quand il défend une vérité morale ou sociale particulière, c'est de ne jamais le faire non seulement aux dépens des personnages qui incarnent l'erreur mais même aux dépens de leur idéal. Il donne aux idées comme aux hommes toutes leurs chances ". En 1958, on a lancé à Bruxelles un questionnaire international pour déterminer " Les douze meilleurs films du monde " et la Grande Illusion a été le seul film français figurant sur la liste finale, cette Grande Illusion qui avait été, pour Jean Renoir, émigrant aux Etats-Unis en 1940, le meilleur passeport, la carte de visite prestigieuse qui devait lui permettre de poursuivre sa carrière interrompue par la guerre : " Hugo Butler à qui on avait parlé de moi comme metteur en scène possible (pour The Southerner), aimait la Grande Illusion et il était prêt à accepter mes suggestions. Sacrée Grande Illusion ! Je lui dois probablement ma réputation. Je lui dois aussi des malentendus. Si J'avais consenti à tourner de fausses Grandes Illusions, j' aurais probablement fait fortune".
Jean Renoir tout au long de sa carrière s'est donc moins intéressé à filmer des situations que des personnages et - je vous invite ici à vous remémorer l'attraction foraine qui s'appelle le " Palais des Miroirs " - des personnages qui cherchent la vérité et se cognent aux vitres de la réalité. Jean Renoir ne filme pas directement des idées mais des hommes et des femmes qui ont des idées et ces idées, qu'elles soient baroques ou dérisoires, il nous invite ni à les adopter ni à les trier mais simplement à les respecter.
Quand un homme nous paraît ridicule par son obstination à imposer une certaine image solennelle de sa place dans la société, qu'il s'agisse d'un politicien " indispensable " ou d'un artiste mégalomane, on sait bien qu'il perd de vue le bébé râleur qu'il était dans son berceau et le vieux débris râlant qu'il sera sur son lit de mort. Il est clair que le travail cinématographique de Jean Renoir ne perd jamais de vue cet homme démuni, soutenu par la Grande Illusion de la vie sociale, l'homme tout court.
François Truffaut
1974