henri-pierre roché

Par Patrick Waldberg

Henri-Pierre Roché, auteur de .Jules et Jim, oeuvre douce-amère que le film de François Truffaut a rendue cél&egravebre, n'était pas un homme de lettres. Véritable dandy, il a traversé l'époque inaperçu, ignoré, sauf par les quelques êtres d'élite dont il partageait les curiosités et les goûts et auxquels l'attachaient les liens du coeur. Pour lui dont l'esprit fut toujours jeune, l'amitié de Truffaut, dans les derniers jours de sa vie, dut être un bonheur. Déjà, il s'était étonné et réjoui que son roman désinvolte, d'une gaieté quelque peu crissante, où il avait, sous un apparent détachement, mis beaucoup de lui-même, eût trouvé un éditeur et plus de lecteurs qu'il ne l'eût pensé. Il est attristant que sa mort, survenue avant que Truffaut n'ait achevé son travail. l'ait privé d'une autre joie: celle de constater combien le film tiré de son oeuvre a suscité d'intérêt, notamment parmi ceux des générations nouvelles.

Henri-Pierre Roché, comme son heros Jim, appartenait a cette race d'hommes grands et maigres, au visage anguleux, dont le manque de surface, d'épaisseur, est compensé par une élasticité de plante des dunes que les vents penchent sans la briser. Les cheveux grisonnants coupés en brosse, l'oeil clair, attentif, il se penchait volontiers: vers un ami, dans un élan chaleureux; vers un objet, pour lui prodiguer sa caresse; vers quelque chat, dont il avait la démarche souple et silencieuse. Je l'ai toujours rencontré vêtu de tweeds sobres ou de complets passe-partout, comme s'il arrivait de voyage ou qu'il fût pres de repartir. Il livrait peu de lui-même, mais écoutait volontiers les autres, leur donnant le sentiment qu'ils étaient au centre de son intérêt.

En fait de parenté, il m'a semblé, souvent, qu'il existait une ressemblance entre Henri-Pierre Roché et Félix Fenéon: même qualité de goût, même discernement, même discrétion, même humour. Si Fénéon avait été glabre, la similitude des visages eût peut-être paru frappante. Je ne sais s'ils se sont croisés. Ils eussent pu le faire, sans doute, tant étaient voisines leurs pré- dilections. Fénéon, en 1926, acheta un des plus beaux tableaux de Max Ernst, au moment même où Roché tentait de prendre sous contrat cet artiste alors inconnu afin de le lancer aux Etats- Unis. L'affaire Roché-Max Ernst n'eut pas de suite, mais les deux hommes restèrent amis.

Il fut, dans les annees 10, le compagnon de Guillaume Appolillaire et de Marie Laurencin, de Sonia et Robert Delaunay, de Francis Picabia et Gabrielle Buffet. Par ailleurs, il n' était pas étranger au groupe, proche de Pablo Picasso, qui s'était attaché à la renommée du Douanier Rousseau et dont les animateurs étaient Serge Férat et la baronne Oettingen (en peinture Angiboult et en littérature Roch Gray). Il connut les grandes espérances et les petites misères de la Section d'or, l'essor et l'éparpillement du cubisme, la gestation de Dada. ll fut le premier amateur sérieux de Constantin Brancusi dont il soutint l'oeuvre toute sa vie et qu'il suivit de peu dans la tombe. Certes, il vivait du commerce d'art, mais à ce stade, ce n'est pas le mot de marchand qui convient,mais plutôt celui de médiateur.

Max Jacob, Marie Vassilieff, Henri-Pierre Roche (en uniforme militaire),

Ortiz de Zarate et Picasso devant La Rotonde, photo de Jean Cocteau, Paris, 1916.

Le plus touchant, chez cet homme d'amitié et de fidélité, fut le culte qu'il voua à Marcel Duchamp. Il aimait cette glorieuse famille, qui fut la sienne par adoption: le sculpteur Raymond Duchamp-Villon, Jacques Villon, Suzanne Duchamp, mariée au peintre Jean Crotti, mais le plus jeune fr&egravere, Marcel, fut véritablement son héros. Dans les Souvenirs, publiés dans le livre désormais classique de Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, Roché écrit: ´ Quand je l'ai rencontré à New-York, en 1916, a vingt-neuf ans, il m'est apparu avec une auréole... Sa présence etait une grâce et un cadeau, et il l'ignorait, bien qu'entouré par une foule croissante de disciples... Il était là, jeune, alerte, inspiré... Il créait de la legende... Il était plaisir de vivre et fonctionnement léger. Il donnait un exemple: fais à autrui ce qu'il désire, après t'en être bien assuré, et en usant de cette fantaisie." A cette dernière phrase, on reconnait Roché lui-même, digne en tous points de son mod&egravele.

Quelques notes éparses dans des revues, quelques propos sur Brancusi, ces souvenirs sur Duchamp et le roman qui séduisit Truffaut, c'est tout ce qui restera d'Henri-Pierre Roché. Non pas, toutefois, tant que vivront ceux qui l'ont approché, pour qui ces rares écrits comptent moins que n'a compté l'apport direct de cet enrichisseur, dont l'éloignement n'estompe point les traits et que grandit le souvenir.


in L'Avant-scène Cinéma - numéro 16 - 15 juin 1962

ASSOCIATION JULES ET JIM